Entretien
Construire la paix et un monde plus sûr

Justin Vaïsse : « Le système international est devenu plus chaotique »

10 novembre 2023
Entretien

Forum de Paris sur la Paix : « Le système international est devenu plus chaotique »

 

Cet entretien a d'abord été publié dans L'Express le 10 novembre 2023. Propos recueillis par Cyrille Pluyette

GRAND ENTRETIEN - Alors que, dans un monde troublé, s’ouvre le Forum de Paris sur la Paix, son fondateur et directeur général, Justin Vaïsse, explique pourquoi il est crucial de préserver un cadre de coopération internationale.

 

Fondé en 2018 par l’historien Justin Vaïsse, avec le soutien d’Emmanuel Macron, le Forum de Paris sur la paix qui s'est ouvert officiellement vendredi 10 novembre, à l’heure où les conflits mondiaux se multiplient et après la conférence humanitaire pour Gaza organisée par l’Élysée. Son objectif n'est pas de régler les crises actuelles mais de prévenir les conflits de demain, qui risquent d’être aggravés par le réchauffement climatique ou le développement de certaines technologies, comme l’intelligence artificielle. Réunissant nombre de représentants d’États, d’organisations internationales, d’entreprises, de banques de développement, de fondations et d’ONG, il vise à favoriser la coopération entre les pays sur des sujets qui menacent l’Humanité. Justin Vaïsse, son directeur général, qui fut à la tête du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, explique à L’Express en quoi l’absence de leadership mondial et les rivalités accrues entre puissances ont entraîné un monde plus instable. Rendant plus indispensables que jamais les espaces de discussion à l’échelle internationale. Entretien


L’Express : Les conflits se multiplient dans le monde, comme l’illustrent notamment la guerre en Ukraine et celle entre Israël et le Hamas. Comment l’expliquez-vous ?

Justin Vaïsse : Le système international devient de plus en plus multipolaire, avec un poids grandissant des puissances émergentes. Le monde des années 1990 et 2000 était celui de l’unipolarité américaine. A cette époque, les institutions internationales et les équilibres mondiaux étaient garantis par les États-Unis. Cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de guerre – les Balkans, l’Irak… – ni que les États-Unis n’ont pas fait d’erreurs en tant que leader. Mais la planète a connu une période de paix relative, qui a favorisé l'émergence d’autres pays. La Chine, en particulier, a dû sa croissance économique très rapide à ce monde assez stable, ouvert à la globalisation, dans lequel elle a pu exporter massivement. Dans un processus logique, ces puissances montantes ont ensuite contesté l’hégémonie américaine, et leur croissance a relativisé le poids des États-Unis.

Le système international est devenu plus égalitaire, mais aussi plus instable. La Chine, la Russie, mais aussi l’Inde, le Brésil et d’autres pays émergents n’acceptent plus les décisions de l’Occident sans avoir leur mot à dire. Nous avons assisté à une diffusion de la puissance, au niveau des États, mais aussi vers des acteurs non étatiques, comme Daech, le Hamas ou Wagner. Un nombre croissant d’entre eux se croit capable de bousculer l’ordre établi. Ce qui entraîne davantage de conflits. Dans ce monde multipolaire, il est plus difficile d’obtenir des pays qu’ils s’engagent dans des initiatives de coopération, de droit international, parce qu’ils se concurrencent de plus en plus.

Certains acteurs ont par ailleurs rempli le vide laissé par les États-Unis. Au Moyen-Orient, dans les années 2010, les Américains ont envoyé des signaux très clairs indiquant qu’ils voulaient se désengager après la terrible expérience de l’Irak. La Russie s’est engouffrée dans la brèche, en Syrie, Daech aussi. L’Arabie saoudite a également accru son influence. La région a été une sorte de laboratoire de la reconfiguration des rapports de puissance.

Les guerres en Ukraine ou au Yémen et les tensions en mer de Chine du Sud sont d’autres exemples du fait que les systèmes de dissuasion ne fonctionnent plus vraiment. Le gendarme fait moins peur. La Russie a estimé qu’elle pourrait conquérir l’Ukraine et qu’il n’y aurait pas de réaction suffisante pour l’en empêcher. Les États-Unis, qui voulaient se consacrer à la menace chinoise, ont été pris deux fois à contre-pied, en Ukraine et au Proche-Orient. Tous ces conflits ne sont pas isolés les uns des autres, ils sont liés à ce fonctionnement général, même s’ils résultent aussi d’un contexte très local. C’est plus particulièrement le cas dans la guerre actuelle entre Israël et le Hamas.

 

Comment en est-on arrivé à la situation actuelle au Moyen-Orient ?

Depuis environ vingt ans, la droite et l’extrême droite israéliennes ont laissé penser que le problème palestinien n’existait plus, qu’il était réglé d’un point de vue sécuritaire par le mur de protection et les mesures d’endiguement. Et, d’autre part, qu’au fond un nouveau paradigme s’était imposé au Moyen-Orient, la rivalité entre l’axe iranien et les puissances sunnites, et que c’était cela seul qui comptait.

Ce qui a renforcé cette idée, c’est le credo selon lequel une paix israélo-arabe apporterait une paix israélo-palestinienne. Un mouvement illustré par les accords d’Abraham, en 2020, entre l’État hébreu et les Émirats arabes unis, le Maroc, Bahreïn et le Soudan. En soi, c’était très bien. Sauf que ça ne résout pas le sujet israélo-palestinien, car, chaque fois, les Palestiniens sont les perdants de ces manœuvres diplomatiques. Et on ne règle pas le vrai problème, qui est celui de la colonisation israélienne en Cisjordanie. La machine à créer de la frustration et de la colère – par les checkpoints, les privations, etc. – a fonctionné à plein de façon souterraine. Elle a explosé d’une manière atroce avec l’attaque terroriste du Hamas du 7 octobre.


La communauté internationale aurait-elle pu empêcher cette explosion de violence ?

La communauté internationale aurait pu réagir beaucoup plus fermement à la tentative de rendre la solution à deux États impossible, sur laquelle l’extrême droite israélienne et le Hamas se sont prêté main-forte. Dès son apparition, le Hamas a servi de contre-feu à l’OLP et à l’Autorité palestinienne aux yeux de la droite israélienne.

Que peut-on faire maintenant ? D’un côté, œuvrer en faveur d’un réengagement israélien pour la paix. Il faut espérer que l’alchimie politique changera en Israël. Et, d’autre part, côté palestinien, on a tout fait pour rendre l’Autorité palestinienne faible et impotente. Il faut trouver une autre formule pour que les Palestiniens soient représentés par autre chose qu’une autorité discréditée ou un mouvement terroriste. Ce sera extrêmement difficile, mais on ne peut pas abandonner cet espoir-là.

 

Des événements comme le Forum de Paris sur la paix, qui démarre ce vendredi 10 novembre, peuvent-ils aider à trouver des solutions ?

Nous ne sommes pas armés pour traiter les crises chaudes. Il faut avoir des ressources que nous n’avons pas, la capacité de faire dialoguer des ennemis. Nous laissons ce terrain aux États, aux diplomates, à l'ONU. Ce que nous faisons, c’est essayer de préparer un monde de demain qui soit un peu moins chaotique, un peu plus ordonné, pour faire face aux défis globaux qui nous menacent. On a bien vu avec l’épidémie de Covid que ce ne sont pas des questions que les pays peuvent régler seuls. On a besoin de coopération internationale, pas seulement entre les États, mais aussi avec de grandes fondations, de grandes entreprises, des ONG…

Nous essayons donc de faire en sorte qu’il y ait davantage de normes, de règles, de consensus, d’organisation politique autour des deux grandes questions du XXIᵉ siècle : l’environnement – le changement climatique en premier lieu – et l’accélération spectaculaire de l’innovation technologique – génétique, intelligence artificielle, informatique quantique… Nous nous intéressons à tout ce qui concourt à éviter la guerre. La désinformation, les cyberattaques, les inégalités entre le Nord et le Sud, le réchauffement climatique sont des fauteurs de troubles géopolitiques.

Au Forum, nous nous efforçons de créer un espace où, malgré cette concurrence de plus en plus exacerbée, on préserve des domaines de coopération qui, autrement, n’existeraient souvent pas. Nous ouvrons la porte le plus grand possible pour que le maximum de puissances puissent discuter des problèmes qui les rassemblent. Ce n’est pas un forum réservé aux démocraties, autrement, on se couperait de toute une partie du monde dont on a besoin pour régler ces questions.

 

Concernant la guerre en Ukraine, on voit que la situation se complique pour Kiev et que le conflit risque de durer. Que peut faire la communauté internationale pour éviter que la situation n’aboutisse à un conflit gelé ?

Contrairement au conflit au Proche-Orient, où ce qu’on peut faire d’utile est relativement limité – de l’aide humanitaire et des déclarations pour appeler à la solution à deux États –, la guerre en Ukraine est très différente. Nous avons été depuis le début des soutiens fermes d’un pays qui se faisait attaquer par un autre, en violation flagrante de la charte des Nations unies. Qui plus est dans notre voisinage, avec le danger qu’une fois la mainmise sur l’Ukraine assurée, la Russie continue sur sa lancée.
Il faut répondre à la remise en question des équilibres en Europe et donc marquer un coup d’arrêt à l’offensive russe, ce que les Américains et les Européens font en livrant des armes. Et il faut le faire sur le long terme, alors que la contre-offensive ukrainienne patine et qu’un phénomène de lassitude s’installe en Occident.

Pendant les années 2010, les Français se sont beaucoup battus pour que les Européens raisonnent un peu plus en termes de "hard power" et un peu moins de "soft power". Ce travail, et les chocs successifs de ces dernières années – la crise des réfugiés, l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, l’épidémie de Covid, l’attaque de la Russie contre l’Ukraine – ont fait évoluer la culture stratégique européenne en ce sens. S’agissant de l’Ukraine, la réponse a été beaucoup plus ferme et unie que pour les Balkans ou l’Irak auparavant.

Il est impératif de montrer que l’agression ne paie pas. D’une part, en continuant à fournir des armes à l’Ukraine, d’autre part, en lui offrant un soutien économique et une perspective d’adhésion à l’Union européenne qui lui permettent de se redresser et d’espérer.

 

Dans un monde où les rivalités s’accroissent, est-il encore possible de collaborer sur les grands enjeux de demain, pour éviter les catastrophes qui nous menacent ?

Nous sommes de plus en plus occupés à nous battre sur le pont du Titanic. Pendant des siècles, les hommes ont pu se faire la guerre sans que ça n’ait de véritables conséquences sur l’humanité dans son ensemble. Cela a commencé à changer au XXᵉ siècle avec l’arme nucléaire. Au XXIᵉ siècle, nos conflits nous empêchent de nous occuper de l’iceberg qui se présente – le réchauffement climatique – et risque de couler le bateau.

Il faut réagir. Mais la nécessaire coordination est rendue de plus en plus difficile par une concurrence accrue entre puissances et l’absence de leadership. Le politologue américain Ian Bremmer parle d’un monde "G zéro" - qui n’est ni un G2, dirigé par les États-Unis et la Chine, ni un G7, ni un G20… C’est un monde où personne ne domine.

On l’a vu de façon très concrète, par exemple, après l’affaire du ballon chinois au-dessus du territoire américain. John Kerry, l’envoyé spécial du président Biden pour le climat, n’a pas pu communiquer avec son homologue chinois pendant un mois et demi. C’est la preuve que Washington et Pékin n’arrivent pas à compartimenter les sujets, même si l’un d’entre eux nous menace tous. Tout ce qui nécessiterait qu’on travaille ensemble est de moins en moins bien pris en compte par le système dans son ensemble. Et parfois même instrumentalisé – les réfugiés peuvent, par exemple, être utilisés comme une arme par certains pays.

 

Est-il possible de réformer l'ONU, qui semble plus inefficace que jamais ?

Ces dernières années, on a vu la Russie bloquer l'ONU avec ses veto ; la Chine la contourner avec des structures parallèles, et Donald Trump la contester et l’affaiblir. Quand trois des plus grandes puissances mondiales ont ce genre de stratégies, il n’est pas très étonnant que l’organisation ne soit pas en très bon état. Il faut se souvenir que l'ONU n’est que ce que les États en font. Certaines de ses activités peuvent être très efficaces, comme celle de l’Unicef ou du Programme alimentaire mondial [PAM]. Quant à l’OMS, elle a de l’expertise, mais elle est très souvent bloquée par des États qui nient des réalités, retardent des décisions et des systèmes d’alerte, bloquent les enquêtes – à l’instar de la Chine avec la pandémie de Covid-19.

Il ne faut pas tirer sur l'ONU, mais il faut essayer de la soutenir en renforçant ce qui fonctionne. Il faut aussi avoir conscience que c’est un champ de bataille, une zone d’influence, pour les différentes puissances.

Est-elle réformable ? On voit bien que c’est très très difficile, avec une dizaine de grandes puissances qui comptent vraiment et près de 200 États, de changer les règles du jeu. Il y a une prime à l’entropie, au blocage des réformes. Il faut faire tous les efforts pour rendre l'ONU plus représentative, mais la configuration des rapports de forces actuels rend la réforme très difficile sinon impossible, et c’est inquiétant.


Pourquoi est-il, selon vous, urgent d’améliorer le dialogue entre les pays du Nord et du Sud ?

Un bon exemple est l’utilisation de l’espace. On compte actuellement de 4 500 à 5 000 satellites actifs, et on estime qu’il y en aura 100 000 en 2030, et il faut ajouter plus de 30 000 débris de plus de 10 centimètres. Or les règles ne sont pas claires et, dans l’orbite basse (entre 400 et 800 kilomètres), le risque de collision en chaîne entre satellites ne cesse de croître. Ce qui serait catastrophique économiquement, mais aussi en matière d’observation du climat ou militaire. Autre conséquence néfaste, les pays du Sud se verraient privées de l’accès à cette ressource avant même d’avoir pu envoyer dans l’espace leurs propres satellites.

Au Forum de Paris pour la paix, nous avons lancé en 2021 une initiative pour viser une norme de zéro création de débris, qui rassemble des industriels américains, européens, japonais et chinois, mais aussi des agences spatiales du Sud (Thaïlande, Inde, Nigeria). Et, à plus long terme, faire en sorte qu’il y ait une vraie réglementation du trafic spatial.

On accueille aussi la plateforme de politique lunaire : une discussion, y compris avec les Chinois et les Américains, sur les règles d’occupation de la Lune. Les Américains vont y revenir très vite, dans trois ou quatre ans ; les Chinois, d’ici à la fin de la décennie ; et les Indiens, avant 2040. Il va y avoir de plus en plus d’activité humaine sur la Lune. Il faut commencer dès aujourd’hui à discuter de cette gouvernance-là. Autrement, la compétition spatiale ou des accidents entre satellites pourraient, demain, créer des guerres.

 

En quoi la désinformation et l’intelligence artificielle vont-elles devenir des facteurs grandissant de risque ?

C’est clairement un enjeu majeur pour la paix. Il y a un vrai danger que des groupes terroristes ou des États malveillants disposent demain d’armes autonomes fonctionnant avec de l’intelligence artificielle. L’IA va également rendre la désinformation redoutablement efficace, grâce à la création de "deep fakes" impossible à détecter.

Nous nous occupons de ce sujet depuis plusieurs années. D’abord, en essayant de renforcer les normes du journalisme, en coopération avec Reporters sans frontières. Et en soutenant les médias sérieux, dans les pays en développement, avec l’Ifpim [le Fonds international pour les médias d’intérêt public]. Concernant la lutte contre la désinformation, nous avons notamment soutenu des projets destinés à y répondre en langues autochtones, dans des pays comme le Pérou, car ce sont souvent celles qui sont utilisées.

 

Quels liens établissez-vous entre réchauffement climatique, crise migratoire et situations conflictuelles ?

En juin dernier, le président mauritanien, Mohamed Ould Ghazouani, lors du Sommet pour un nouveau pacte financier, à Paris, a parfaitement résumé les choses. Le réchauffement climatique et l’avancée du désert entraînent une raréfaction des plantes. Mal nourries, les vaches donnent moins de lait, moins de veaux. La population manque de nourriture et émigre alors vers les villes, puis vers l’Europe.

Plus globalement, la raréfaction des ressources liées au réchauffement de la planète et la lutte pour en disposer, ravivent ou enveniment des conflits, par exemple entre éleveurs et cultivateurs en Afrique de l’Est ou dans le Sahel. Les migrations climatiques vont s’accélérer, parce que de plus en plus d’endroits deviendront invivables. Ce qui créera des tensions très fortes. Voilà une raison supplémentaire de lutter contre le changement climatique.