Tribune publiée dans Le Monde, 8 ,novembre 2023
Justin Vaïsse, fondateur et directeur général du Forum de Paris sur la paix qui se tiendra du 9 au 11 novembre, rappelle dans une tribune au « Monde » qu’une issue pacifique au conflit israélo-palestinien ne pourra être trouvée qu’en œuvrant pour la paix à court, à moyen et à long terme.
Même en ce moment de ténèbres dans le conflit israélo-palestinien, aucun effort ne doit être épargné pour renouer les pourparlers de paix : nous ne pouvons laisser la flamme s’éteindre. Mais dès qu’il s’agit de savoir quels leviers politiques mobiliser pour agir effectivement, les réponses réalistes manquent.
Que peuvent faire les artisans de paix, alors que ce conflit fragilise un peu plus nos sociétés et accentue un désordre mondial qui complique la coordination sur les grandes questions communes comme le climat, la santé ou l’intelligence artificielle ? Comment traiter à la fois l’urgence tragique et les défis existentiels, comment résoudre les drames hérités du XXe siècle pour qu’ils ne nous empêchent pas de répondre à ceux du XXIe ?
La réponse se décline sans doute en trois échelles de temps, que la sixième édition du Forum de Paris sur la Paix – qui se tient du 9 au 11 novembre [au Palais Brongniart, à Paris] – essaiera d’articuler.
A court terme, il faut que les armes se taisent le plus tôt possible et que le droit de la guerre soit intégralement respecté. Cette phase du conflit doit être accompagnée par une action résolue des Européens pour soulager les souffrances de la population gazaouie. C’est l’objectif de la conférence humanitaire internationale du jeudi 9 novembre, réunie [à Paris] par la France pour mobiliser et accentuer ce soutien de tous : Etats, ONG, institutions internationales.
Cette conférence est d’autant plus importante qu’il faut empêcher que le fossé ne se creuse trop profondément entre les populations de la région, mais aussi entre l’Occident et le reste du monde, créant un environnement encore plus défavorable à des négociations futures. Or, le piège terroriste du 7 octobre visait, comme celui du 11 septembre 2001, à radicaliser les positions.
Pour conjurer la rhétorique du choc des civilisations comme celle de la coupure Nord-Sud, les Européens doivent d’une part assumer la diversité de leurs positions sur cette question – le « Nord » n’est pas plus uni que ne l’est le « Sud » – et renforcer leur soutien au droit international. Ils doivent aussi démonter l’accusation du « deux poids, deux mesures » qui compare leur réponse face à la situation en Ukraine et leur réponse face au conflit israélo-palestinien.
A moyen terme, la paix passe par la diplomatie, et c’est sans doute le plus difficile. La perspective d’un règlement politique durable, qui paraissait à portée de main au milieu des années 1990, s’est éloignée à perte de vue jusqu’à presque disparaître. Les ennemis de la solution à deux Etats, notamment l’extrême droite israélienne et le Hamas, ont été des alliés objectifs pour la rendre impossible.
Et l’idée qu’une paix israélo-arabe, certes souhaitable en elle-même, serait une étape qui déboucherait naturellement sur une paix israélo-palestinienne – idée qui a souvent prévalu des accords de Camp David (1978) aux accords d’Abraham (2020) – se trouve de nouveau démentie. D’autant que le piège du 7 octobre visait aussi à dynamiter le rapprochement entre Israël et l’Arabie saoudite au bénéfice de l’Iran.
Or, précisément, la nouvelle ligne de faille qui structure le Moyen-Orient, cet antagonisme entre l’axe iranien et les puissances sunnites, ne doit plus nous distraire du problème palestinien lui-même, que beaucoup ont voulu ignorer et faire oublier. La diplomatie française l’a souvent remis sur le devant de la scène, comme lors de la conférence de Paris en janvier 2017 – suscitant des critiques américaines et israéliennes, Benyamin Nétanyahou allant jusqu’à qualifier cet événement de « soubresaut du monde d’hier ». Peu après, l’administration Trump embarquait l’Amérique dans une politique moyen-orientale catastrophique.
Le 7 octobre a rappelé au contraire que les sujets de la colonisation de la Cisjordanie ou du statut de Jérusalem devaient être traités sur le fond. A présent, le travail de moyen terme consiste à retrouver un interlocuteur palestinien crédible, qui soit présent à Gaza comme en Cisjordanie ; à obtenir un engagement israélien renouvelé une fois le Hamas écarté ; et à renouer le fil du dialogue entre sociétés, ce que le Forum de Paris sur la paix tentera de faire cette semaine.
Enfin, sur le long terme, ni l’urgence humanitaire d’aujourd’hui, ni le travail diplomatique des prochains mois ne doivent nous détourner de travailler à un environnement international plus stable et moins belligène, tant il est vrai que les défis globaux interagissent constamment avec les crises ouvertes.
Pour ne prendre que trois exemples, le réchauffement du climat, la désinformation sur les réseaux sociaux et l’intelligence artificielle ne sont pas la cause des guerres actuelles en Ukraine, au Proche-Orient, en Arménie, au Soudan ou ailleurs. Mais ces facteurs se combinent aux crises et les amplifient. Et sans régulation, ils sont aussi, par eux-mêmes, facteurs des guerres de demain.
Si l’on veut travailler sérieusement à construire la paix, il faut donc s’attaquer aussi à ces défis de gouvernance globale de long terme, faire avancer des normes communes et trouver des points de consensus sur nos deux grands défis communs : l’environnement et l’accélération exponentielle de l’innovation technologique.
La multicrise que nous traversons réclame ces trois échelles de paix, dans un environnement institutionnel dégradé : l’ONU est bien souvent empêchée d’agir par l’extension des rivalités internationales. Autant de raisons de l’aider, et de se porter, sans ménager notre peine, au chevet d’un monde mal en point.
Justin Vaïsse est fondateur et directeur général du Forum de Paris sur la Paix.